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Un monde partagé

Danielle Buyssens

Janvier 2010

 

Si, comme toute oeuvre humaine, la photographie est construction, le travail de Sylvie Buyssens en produit la démonstration. Elle n'enregistre pas un donné: elle compose des rencontres, elle fixe des rendez-vous, - probables ou improbables, peu importe, la question n'est pas là.

 

Il devient clair que le paysage n'est pas un fait de nature, mais un fait de regard, et de désir, par exemple d'un monde parfait, ou bien d'une catastrophe, ou simplement d'un arrangement qui pourrait être celui-là.

 

Elle-même est de l'espèce promeneur. Elle guette, capture, rapporte au logis des centaines, des milliers d'images. Celles qui se fixent sur la carte mémoire de son appareil numérique, et celles qui se forment, au contact du réel, dans son imaginaire. Ensuite, ce sont des affaires techniques, comme dans toute forme d'art.

 

Ce qui en résulte a à voir avec le narratif, c'est évident. Si ce nuage est venu là et que ce rocher a eu la même idée et que les herbes se sont couchées et que la couleur a saturé sur la crête et qu'un arbre a pris cette tournure et qu'à ce moment-là, justement, une poule passait en regardant de côté, c'est forcément qu'il s'est passé quelque-chose, qu'il se passe quelque-chose, qu'il va ensuite se passer quelque-chose. On le sent bien.

 

Maintenant, de là à vous dire ce que ça raconte...la question n'est pas là.

 

Dans le regard que Sylvie pose sur les éléments qu'elle assemble, tout est individué, chaque être, vivant ou inanimé, est un protagoniste singulier. Sa démarche procéde ainsi d'une conception discontinue du monde, où d'innombrables correspondances sont possibles mais jamais certaines, où les interrelations n'ont rien de définitif mais s'offrent à une remise en jeu inépuisable.

 

Au regardeur de ses oeuvres de s'emparer de ces possibles et de mettre en branle son imaginaire.

 

Il arrive alors que certains se troublent: cette poule dont nous parlions tout à l'heure, telle vache ou tel chamois qui joue au héros de l'histoire ou qu'on découvre, très petit, en y regardant bien, - qu'est-ce que ces animaux font là? Puisque cette nature n'est pas livrée, clefs en mains, à notre bon plaisir, puisque d'autres que nous en font à leur guise en se donnant ces étranges rendez-vous, est-ce que ces animaux surtout ne nous disputeraient pas notre posture habituelle de regardeurs?

 

Allons, il faut bien l'avouer, il y a quelque-chose d'un tout petit peu scabreux dans cette affaire...

 

 

 

 

Apothéose du gallinacé

Nic Ulmi

Avril 2013

 

S'il est avéré que nous autres humains sommes cousins des singes quand nous sommes nus, il est désormais clair que, habillés, nous descendons des poules. Des poules de Sylvie Buyssens, dans tous les cas. Poule-soie (anciennement "nègres-soie" précise l'encyclopédie), Barbu hollandais à tête de Maure ou poule Phoenix japonaise, ces gallinacés que nous appelons "ornementaux" (mais Dieu sait comment eux nous appellent) sidèrent par l'intensité dramatique de leurs portraits et de leurs scènes de groupe. On ne sait dans quels faits et gestes ils sont absorbés, mais cela baigne de toute évidence dans une dimension épique, voire mystique, dans l'attente d'un évènement transfigurant face auquel nous autres humains nous sentons tout petits. Ce panthéon de nobles héros à plumes nous entraîne ainsi dans l'éblouissement énigmatique de la peinture baroque et la sublimation des textures (parures, couleurs, motifs, striures) des plus somptueuses photos de mode.

 

Bien sûr, l'artiste y est pour quelque-chose. Même si elle assure que ces animaux prennent d'eux-mêmes ces attitudes romanesques et ces poses hiératiques, et qu'ils la scrutent intensément lorsqu'elle se promène parmi eux avec son appareil photo, c'est bien elle qui, souverainement, décide de leur flanquer un fond noir, entraînant les compositions vers les terres de clair-obscur ou du ténébrisme, labourées il y a quatre siècles par le Caravage ou par Rembrandt...Curieusement, c'est le mouvement constant de ces oiseaux dans la real life qui met en échec la netteté photographique et qui donne à l'artiste la suggestion du pictural. Comme quoi, on est bien dans la tête de Sylvie Buyssens et dans la nôtre - et les poules, finalement, n'y sont pour rien.

Sylvie Buyssens aime tout de l'art et particulièrement la couleur: " je crois que toute ma vie est là" dit-elle d'un certain rouge, d'un bleu.

Elle peint, elle dessine, parfois elle sculpte, elle a aussi photographié.

En ce moment, elle renoue avec une passion de jeunesse, la musique.

Et c'est peut-être ce qui explique le mieux son travail de peinture actuel.

Le fond, avec ses couches nourries de souvenirs, est comme une basse continue sur lequel s'égrainent des touches qui sont comme des notes, des rythmes, avec des fortissimo et des pianissimo de teintes éclatantes ou assourdies.

En musique, il arrive que nous ayons l'impression que quelqu'un nous parle, sans pouvoir dire précisément de quoi.

Ainsi fait-elle dans ses derniers travaux: elle nous joue des petites pièces allègres.

 

Danielle Buyssens

Octobre 2019

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